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2009
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Les géographes et la pensée coloniale française : l’Indochine à travers les thèses de Charles Robequain et Pierre Gourou

French Geographers and Colonial Thought: Indochina as described in Charles Robequain and Pierre Gourou theses
Dany Bréelle

Résumés

Les premières thèses françaises de géographie régionale traitant de l’Extrême-Orient, Le Thanh Hoá, étude géographique d’une province annamite de Charles Robequain, et Les paysans du delta tonkinois, étude de géographie humaine de Pierre Gourou, furent publiées la première en 1929 et la seconde en 1936. Cet article décompose le raisonnement et la rhétorique des deux discours qui sous-tendent les deux œuvres en les comparant aux autres discours des années 1920 et 1930 et s’interroge sur la pertinence, à long terme, de l’approche que les deux auteurs ont eue de leur région indochinoise. Il met en lumière la manière dont deux géographes vivant dans le contexte de l’Empire français, ayant suivi une formation universitaire similaire, et travaillant tous deux sur le terrain indochinois, ont construit deux discours géographiques très différenciés l’un de l’autre, tout en participant à la production d’un savoir franco-vietnamien rendant compte des structures et dynamiques paysannes annamites.

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Texte intégral

Introduction

1En 1929 et en 1936, deux géographes français, Robequain et Gourou, soutinrent respectivement une thèse de doctorat sur deux régions indochinoises. Ces ouvrages, rédigés à l’époque de l’apogée de l’Empire colonial français, ont servi de référence aux géographes et chercheurs français et vietnamiens. Leurs auteurs y étudièrent de façon fort détaillée la province de Thanh Hoá, qui constituait la partie nord du protectorat d’Annam, et le delta du Tonkin, appelé aussi le delta du fleuve Rouge, dans le protectorat du Tonkin.

Carte de l’Indochine

Source: Carte d’origine dans Dalloz, 1987, p.7

Note: cette carte intitulée "Indochine" représente les subdivisions coloniales de l’Indochine française, avec les protectorats du Tonkin, de l’Annam, du Laos et du Cambodge, et la colonie de Cochinchine. Les régions du delta du Tonkin et du Thanh Hoá étudiées par Gourou et Robequain ont été localisées et entourées d’un trait rouge par l’auteur de cet article.

2Robequain et Gourou passèrent leur agrégation d’histoire et géographie à Lyon, le premier en 1922 et le second en 1923. Robequain reçut, pour mener sa recherche de doctorat, une bourse de deux ans de l’Ecole française d’Extrême-Orient (l’EFEO), qui, grâce à l’originalité de ses travaux scientifiques et son terrain extrême-oriental, jouissait à la fois d’un certain respect et d’une relative autonomie par rapport aux universités et écoles parisiennes (Singaravélou, 1999). Il fut nommé, à l’issue de ses deux années, professeur d’histoire et géographie au lycée français Albert Sarraut à Hanoi (ce qui lui permit d’achever sur place ses recherches) pour un an par les ministères de l’Instruction publique et des Colonies. A son retour en France en 1928, Gourou le remplaça pour 7 ans à ce poste. Tous deux furent ainsi les premiers Français spécialistes de géographie régionale à vivre et travailler plusieurs années consécutives sur le terrain colonial extrême-oriental qu’ils avaient choisi d’étudier.

3Dans cet article, nous examinerons les interactions entre les contenus des deux thèses et le contexte colonial. Depuis quelques décennies, des géographes anglo-saxons étudient les interdépendances entre leur discipline et les empires coloniaux, et font ressortir que "l’histoire de la géographie et celle des empires coloniaux s’enchevêtrent inextricablement" (Godleswka et Smith, 1994). Certains (Arnold, 2000 ; Livingstone, 2002) ont exposé les images négatives que les Européens et les Américains construisirent des régions coloniales au cours du vingtième siècle, où la nature tropicale était assimilée à un monde hostile au développement économique et humain, avec un climat excessif, un air malsain et des sols pauvres, comme le reflète le livre que Gourou publia 11 ans après sa thèse, intitulé Les pays tropicaux (Gourou, 1947). D’autres ont insisté sur l’essence fatalement colonialiste des écrits de Gourou qui, à force de vouloir décrire les paysans annamites dans ce qui fait leur différence avec les paysans français, en font des êtres exotiques (Bowd & Clayton, 2003). Ces derniers auteurs relèvent aussi l’ambivalence du géographe qui associe à des images négatives de "misère irrémédiable" du delta du Tonkin d’autres images bienveillantes, de type romantique, social ou esthétique (Bowd & Clayton, 2005a ; Clayton & Bowd, 2006).

  • 1 Cependant, cette géographie tropicale se rattache aussi à la géographie vidalienne par l’intérêt qu (...)

4Des géographes français se sont aussi récemment penchés sur la nature des liens entre la géographie française et le développement de l’impérialisme et de la colonisation, et leurs études sur les discours géographiques en situation coloniale ont montré comment, à l’époque où la France était un empire colonial, les travaux des géographes français s’inscrivaient dans le projet colonial français (Berdoulay, 1981 ; Bruneau, 1989 ; Suret-Canale, 1994 ; Soubeyran, 1989, 1994). Leur réflexion sur la géographie coloniale rejoint les récents débats sur la géographie tropicale française que la publication des pays tropicaux de Gourou avait initiée1.

5En tenant compte de ces analyses, des ambivalences, du danger des contresens culturels et de la relation par essence de pouvoir que les discours des géographes français à l’égard des régions et des sociétés coloniales impliquent, notre approche s’interrogera sur la créativité et la pertinence des thèses de Robequain et Gourou. Comme John Kleinen le souligne, "les intellectuels vietnamiens n’ont pas totalement rejeté les systèmes du savoir français ; la décolonisation et l’indépendance n’ont pas conduit à une révision totale de la production des savoirs à propos du monde rural vietnamien. Plus exactement, il y a eu conflit et ajustement entre les systèmes coloniaux et postcoloniaux de la production du savoir" (Kleinen, 2005, p.340). La thèse de Gourou a d’ailleurs été publiée récemment en langue vietnamienne (Gourou, 2003) afin que les chercheurs vietnamiens puissent s’y référer plus aisément dans leurs nouvelles approches des villages du delta du fleuve Rouge.

La pensée coloniale française, les discours des géographes sur les colonies et les thèses de Robequain et Gourou

  • 2 Le mot "Annamite" était utilisé par les Français de l’époque dans deux sens. D’une part, il qualifi (...)

6En schématisant, de grands géographes français de la fin du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième siècle appréhendèrent les relations entre la colonisation et la géographie françaises sous trois formes différentes. Pour les uns, leur travail devait permettre de fournir des informations sur les possibilités de mise en valeur minière, agricole ou autre des colonies. Par exemple, Marcel Dubois (1894, 134, 125) appréhendait la géographie coloniale comme "la science des caractères physiques d’une colonie" qui se devait de "rechercher les lois d’une colonisation vraiment rationnelle…". Pour d’autres, les géographes devaient mettre en valeur l’ensemble des caractéristiques physiques et humaines constitutives des régions coloniales. Georges Hardy (1933, p.206) suggérait ainsi que "la géographie des colonies" devait être fondée sur les principes vidaliens sur lesquels les géographes se fondaient lorsqu’ils étudiaient les profonds rapports qui s’étaient tissés entre les hommes et leur environnement. Enfin, pour un troisième groupe, les géographes devaient être en mesure de dégager les contradictions socio-politiques entre les structures européennes et les pays coloniaux, comme Albert Demangeon (1923) le fit à propos de la politique britannique vis-à-vis de l’Inde (voir aussi Wolff, 2005, 124-132). Certains aspects de ces trois tendances peuvent être décelés dans les deux thèses, quelques-uns ne le sont que dans la thèse de Robequain, et d’autres que dans celle de Gourou. Par exemple, les écrits de Robequain et Gourou témoignent du même intérêt que Hardy à travailler à la bonne compréhension des caractéristiques physiques et humaines des régions coloniales en donnant une forte orientation humaine à leur géographie. Cependant, si Robequain se fonda sur le concept de "genre de vie", qui caractérisait en tout premier lieu la géographie vidalienne, pour analyser les sociétés du Thanh Hoá, Gourou le délaissa, jugeant qu’il était bien trop réducteur pour rendre compte de la complexité de la paysannerie annamite2, et considérant le concept de civilisation plus approprié pour exprimer les multiples versants de la vie sociale et économique du delta tonkinois. Par ailleurs, si, comme Dubois l’avait suggéré, Robequain envisageait les meilleures possibilités de promouvoir une agriculture moderne et le commerce du Thanh Hoá, Gourou perçut, comme Demangeon, l’inadéquation entre la politique coloniale française, ses grands projets de modernisation, et la société annamite avec sa culture et son histoire ancestrale, ses techniques ingénieuses et adaptées au pays et ses habitants.

7Ces perspectives géographiques à l’égard des régions coloniales doivent être resituées dans l’idéologie coloniale française des années 1920 et 1930, qui formait un système où la notion de "progrès" conduisait à la conception d’une hiérarchie des civilisations.

Robequain, le progrès comme une condition universelle, et le devoir de la colonisation française

8Le progrès se rattachait dans le discours de Robequain, et plus généralement celui du personnel français appelé à travailler à la "mise en valeur" de l’Indochine (Sarraut, 1923), d’une part à l’idée que la France avait le "droit" et même le "devoir" d’apporter sa civilisation supérieure aux pays avec lesquels elle avait "associé ses intérêts", et d’autre part à la philosophie évolutionniste et la conception que les civilisations "les moins avancées" (en l’occurrence, pour nos deux géographes, les groupes vivants dans les montagnes indochinoises) changeaient "au contact d’une civilisation supérieure" (celle des Annamites vivants dans les plaines puis, au plus haut niveau, la civilisation française) (Robequain, 1929, p.141).

  • 3 D’ailleurs, Nguyên Van Tô se vit attribuer des responsabilités en ce sens dans le gouvernement Hô C (...)

9Confiant dans ces certitudes françaises, Robequain présentait l’"œuvre de la France" comme un "devoir" insistant sur les "efforts" que cette "grande œuvre" impliquait (p.587). Il décrivit l’"œuvre ingrate" (p.589) de même que la "bonne volonté" (p.612) de la France. En employant des métaphores classiques, il présenta les Annamites comme des enfants "ingrats" (p.585), mais perfectibles ("bien que certains le surchargent de vices, l’Annamite paraît devoir être, sous notre direction, le seul moniteur possible des autres peuples de l’Indochine française", p.613), trop immatures et ayant donc encore beaucoup à apprendre de "leurs maîtres" qui se faisaient un "devoir" de veiller à leur éducation et de les "surveiller sans faiblesse" (p.613). Cependant, ce discours colonial en recouvrait un autre, celui de la supériorité du peuple Annamite sur les autres peuples du Vietnam, avalisé par les intellectuels vietnamiens qui travaillaient à l’EFEO avec les chercheurs français, mais souvent de manière ambiguë dans la mesure où beaucoup de ces intellectuels, entre autre Pham Quynh, ou Nguyên Van Tô (Dartigues, 2005, 209-215) ne cautionnaient pas la théorie de la supériorité de la civilisation chinoise qui aurait sinisé les Annamites et que Robequain et Gourou endossaient dans leur analyse régionale. Notons aussi que si ces universitaires annamites, en échangeant avec les chercheurs français, acceptaient en quelque sorte la situation coloniale, c’était de manière provisoire, en considérant que la France pourrait moderniser scientifiquement et économiquement le pays et permettre ainsi à l’Annam de se développer et de retrouver dans le futur sa grandeur passée3. Ceci complexifiait la rhétorique du discours colonial français, en le doublant d’une autre idéologie de type identitaire, voire nationaliste, et de source et d’échelle indochinoises. Mais l’acceptation par la majorité des Français de cette supériorité présumée les autorisant à être le maître d’un autre peuple pour lui permettre de se développer, qui semble de nos jours bien peu plausible, rentra à l’époque coloniale au service du registre de l’ambition française de contrôle et de domination sur le monde au moyen de représentations de plus en plus caricaturales et excessives des sociétés coloniales que la France avait classifiées comme inférieures à sa société.

10Ainsi, Robequain (1929, 587-588) associa la grande œuvre française de promotion de la plaine du Thanh Hoá à l’image positive d’un corps jeune, vigoureux et énergique qui avait l’avenir devant lui :

"Nos canaux rectilignes allongent aujourd’hui, à perte de vue, les rubans peu à peu rétrécis d’une eau étincelante ; ils rajeunissent la figure ridée de cette plaine, où le moindre arroyo divague en innombrables méandres, et y impriment une marque énergique et profonde, d’un contraste puissant, qui semble ineffaçable."

  • 4 Sarraut fut gouverneur général de l’Indochine de 1911 à 1915 et de 1916 à 1919, et, dans les années (...)

11Robequain et la plupart des administrateurs coloniaux dont Albert Sarraut,4 considéraient que la préservation des paysages traditionnels et des sociétés "pittoresques" indochinoises n’était pas aussi importante que la modernisation de la colonie d’Indochine. Ainsi, Sarraut (1930, p.21) écrivait :

"Quelque regret qu’en puissent avoir les amants de pittoresque, cette évolution est cependant indispensable, et ses avantages compensent largement ses méfaits."

12Dans le même esprit, Robequain (1929, 611-612) critiquait ceux qui pensaient "sans doute, mais pourquoi vous acharner à donner à l’indigène des tentations et des besoins nouveaux ? L’Annamite avait la misère gaie, pourquoi lui faire une aisance morose ?". Pour Robequain, ces questions lui paraissaient "oiseuses" et, sans douter des bienfaits de la colonisation, il écrivait : "Il est certain que notre politique tend à l’enrichissement du pays, et on ne voit pas comment elle pourrait s’y soustraire".

  • 5 Voir par exemple l’analyse économique que Demangeon fait de la Picardie dans sa thèse (Demangeon, 1 (...)

13La confiance de Robequain dans la progression de la science occidentale le conduisit à estimer que les problèmes majeurs de la faim et de la misère des populations indochinoises disparaîtraient avec le développement de la science et des techniques modernes. Suivant la logique capitaliste et rationnelle du début du vingtième siècle, il exprima les problèmes économiques et agricoles indochinois en termes de "rendement à l’hectare", "plus-value", "déficit", "surplus","prix de revient", "stock", "bénéfice", semblablement aux approches économiques des autres grands géographes de l’époque5. Comme dans la géographie coloniale de Dubois (1894), il fit un inventaire descriptif des différents projets et réalisations françaises dont le but était de réaliser une colonisation "rationnelle". Il contempla l'œuvre de la France selon une logique utilitaire qui expérimentait des programmes et risquait des entreprises pour rationaliser l’ensemble de l’économie régionale. Insistant sur les causalités directes, il considérait que l’amélioration des techniques de production entraînait nécessairement un accroissement "des ressources de la province" et, par voie de conséquence, de la "plus-value" et des possibilités d’exportation.

"Notre devoir le plus urgent nous commandait d’augmenter les ressources de la province plus vite que n’augmente la population et d’utiliser rationnellement toutes ces énergies mal employées. Il était logique que, dans le delta, notre plus gros effort portât sur l’extension et l’amélioration des cultures" (p.587).

"Un projet analogue à celui du Song Chu est depuis longtemps à l’étude pour l’utilisation des eaux du Song Ma… et on a clairement montré comment l’amortissement de ces travaux onéreux était en réalité assuré très rapidement par la plus-value de la production annuelle." (587-588)

14Robequain exposait d’une part les aspects de l’environnement physique indochinois que les techniques françaises modernes avaient la capacité de transformer et rentabiliser, et d’autre part les comportements des civilisations indochinoises qu’il tenait comme responsables de la pauvreté régionale. Sa pensée positiviste l’amenait à voir d’une manière très matérialiste les sociétés indochinoises et à considérer comme des obstacles à la modernisation ce qui, à ses yeux, lui semblait irrationnel et inefficace et qu’il apparentait à de la "routine" (p.588), de l’"insouciance" (p.590), ou de la "nonchalance", (p.174). Pour lui, une pratique traditionnelle comme la géomancie n’était que "baroque", "puérile et ridicule" (p.540), même s’il en reconnaissait la réalité culturelle dans la compréhension de l’organisation et du fonctionnement de l’espace annamite (580-581, p.540).

15De fait, les géographes français avaient des difficultés à entrer dans la logique et les structures de la pensée vietnamienne qui fonctionnaient sur des principes culturels et économiques différents ou méconnus de la pensée française. Ainsi, Robequain et dans une moindre mesure Gourou, insérèrent les sociétés vietnamiennes dans les schémas économiques dominants de la pensée occidentale, fondée principalement sur le système économique capitaliste, où l’initiative et l’indépendance économique permettaient aux côtés performants et innovants de la production de se développer. Le début du vingtième siècle fut aussi le moment de la généralisation du principe de la division du travail dans les pays occidentaux, considérée de grande portée pour augmenter la productivité, comme en témoignaient aux Etats-Unis les développements du taylorisme et le fordisme. Dans cet esprit, Robequain affirmait que (462, 463)

"Dans cette division du travail industriel qu’offre une société essentiellement agricole, on serait même tenté de voir l’effet d’une adaptation intelligente et le dernier mot du progrès. Mais, à prendre avec la réalité un contact digne et prolongé, l’explication apparaît tout autre, et cette spécialisation ne semble plus guère qu’une marque nouvelle de la routine, de la pauvreté, et de l’imprévoyance annamites.

Il faut bien parler ici de l’incurie annamite, de cette incapacité d’établir un prix de revient, de ce dédain de l’épargne ( … ) [L’Annamite] ne prévoit pas, se trouve toujours pris de court, et conserve une humeur égale : c’est une incorrigible cigale."

Gourou et la mission de la France en question

16Bien que Gourou (1936, p.517) évoquât aussi le "gaspillage de main-d’œuvre" ou la "routine" (p.520), il perçut aussi la distance qu’il y avait entre la façon de penser des Annamites et celle des Français, ou entre celle des colonisés et celle des colonisateurs ; il expliqua au sujet des 8 000 questionnaires qu’il envoya dans les villages que :

"… pour être sûr d’avoir des réponses simples et claires je n’avais posé aucune question sur les conditions de fabrication et de vente, sur les prix de revient et les prix de vente ; en effet, le villageois tonkinois ne pense guère à ces problèmes et les aborde avec maladresse quand on lui en parle directement : à plus forte raison eût-il été malhabile de les exposer par écrit. D’autre part, il ne fallait pas éveiller son inquiétude, et une question indiscrète sur les prix de revient, les prix de vente, les bénéfices lui faisant croire à une enquête fiscale, il eût évité, par crainte de se compromettre, de donner des détails les plus anodins." (p.451).

17Dans une démarche se démarquant du travail des autorités coloniales qui avaient envoyé des questionnaires d’enquêtes inappropriés pour recenser la population, il contextualisa ses questions en tenant compte de ce que les autorités villageoises et ses amis annamites lui avaient appris ou confié de la réalité sociale et en admettant la situation de domination coloniale.

18Plus généralement, il resta réservé et nuancé par rapport à "l’œuvre de la France", et n’employa pas les mots "devoir" ou "mission". Il nota sans s’étendre qu’elle était "intéressante" et "considérable" (p.107) et il conclut de façon pour le moins ambiguë sur la meilleure façon de la poursuivre

"L’œuvre qui s’offre aux autorités administratives est donc particulièrement délicate dans ce vieux pays, exploité depuis longtemps de façon intensive, on ne peut agir qu’avec circonspection. Pourtant, si l’action doit s’armer de prudence, un beau domaine s’ouvre devant elle. Des entreprises sagement conduites assurent et assureront des améliorations intéressantes mais qui ne peuvent être que modérées et partielles." (p.577).

  • 6 Paul Valéry était un observateur des problèmes de l’époque. Après les massacres de la Première Guer (...)

19Il donna donc un tableau plus circonspect de l’œuvre de la France et les questions qu’il soulevait à propos de la colonisation faisaient écho au développement d’un courant de pensée français sceptique vis-à-vis de l’idée que les Français seraient détenteurs d’une mission civilisatrice (Girardet, 1972). En réalité, le traumatisme de la Première gGuerre mondiale amena certains auteurs à se poser des questions sur les notions de progrès et de supériorité des races blanches ou de la civilisation européenne, et à les contester. Ceux-ci offrirent une vision plus pessimiste de l’avenir de la civilisation européenne. Ainsi, Paul Valéry6 (1919) considérait que "nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles" (première lettre) et se demandait si "l’Europe deviendra ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique" (deuxième lettre).

20Des géographes français eurent aussi une idée plus critique et conditionnelle du progrès et de la colonisation. Ils exprimèrent leur scepticisme à l’égard de l’avenir de la colonisation, et Albert Demangeon écrivit Le Déclin de l’Europe (1920), où il mit en question la domination de l'Europe sur le monde après la Première Guerre mondiale (Wolff, 2006, tome III, 91-116.)

21Jacques Weulersse, qui vint voir Gourou à Hanoi où les deux hommes eurent de "longs et substantiels entretiens" (Weulersse, 1933, VIII-IX), apporta également une vision critique de la colonisation dans le sud de l’Afrique qu’il visita à la fin des années 1920 (Weulersse, 1993) en analysant ses bienfaits mais aussi ses limites, ses dangers et ses faiblesses. Il décrivit avec compassion l’ambivalence de la colonisation en relatant les paroles du révérend docteur James Henderson qui était le principal de l’université noire de Lovedale à Fort Hare, bien conscient de l’hypocrisie de son enseignement (213-214).

  • 7 Pasquier était gouverneur général de l’Indochine quand Gourou était à Hanoi. Cependant, Gourou conf (...)

22Parallèlement à ce questionnement à l’égard de la grandeur de la civilisation "blanche", un savoir culturel et humaniste des civilisations asiatiques se répandit, et une approche comparative entre les philosophies de l’Occident et d’Asie du Sud-Est se développa. Elle se fondait sur le désir français de découvrir la pensée asiatique grâce à une compréhension intellectuelle réciproque. Les orientalistes français, tels que Sylvain Lévi, encourageaient ce changement, où les dialogues culturels avec la fraction des intellectuels indigènes qui acceptaient d’échanger leurs éruditions avec des universitaires coloniaux ouverts à la discussion et désireux de mieux connaître l’Asie se substituaient tant bien que mal au paternalisme colonial (Dartigues, 2001). C’est ainsi qu’un discours orientaliste nouveau émergea, où les valeurs "spirituelles" des cultures extrême-orientales étaient mises en avant et opposées au "matérialisme" occidental (voir plus loin la rhétorique du discours de Sylvain Lévi), concourant au développement d’un courant de pensée que les historiens français actuels (Girardet, 1972 ; Brocheux et Hémery, 2001) qualifient d’"humanisme colonial", représenté par des figures politiques importantes comme Pierre Pasquier et d’autres membres de haut rang des services publics (Pasquier, 1930, 245-247, volume II)7. Cet humanisme colonial s’accompagna d’une identification esthétique des charmes et beautés du paysage, de l’architecture et de l’artisanat indochinois étudiés et protégés par des institutions françaises comme l’EFEO, mais rattachés de fait à des images du passé tandis que le destin contemporain de la colonie était inexorablement lié à la notion de progrès (Wright, 1991, p.199).

  • 8 Ainsi, dans un tout autre contexte, celui de la fin du vingtième siècle, la perspective de Gourou s (...)

23Cet intérêt pour les équilibres traditionnels était associé à l’idée "d’harmonie" : Gourou se montrait notamment sensible à l’harmonie entre les couleurs brunes des costumes des paysans, "parfois relevées d’une ceinture vert vif", les toits gris et les "parois d’argile" des maisons et le cadre naturel du delta du Tonkin (Gourou, 1936, 575-576). Dans le contexte colonial de la première moitié du vingtième siècle8, cette reconnaissance esthétique et les descriptions bienveillantes de Gourou s’opposaient à d’autres plus extrêmes sur les colonies (celles constatées par Arnold, 2000), où le paysage et la vie étaient décrits comme étranges, peu familiers et même réprouvés. Elles contrastaient avec les présentations plus exotiques de Robequain, qui insistait fréquemment sur l’hostilité et les excès de la nature indochinoise (dans sa description des typhons, où toute la campagne pousse des gémissements p.32 ; ou sa description des formes karstiques considérées comme "étranges", "fantastiques","causant une impression de suffocation et déchirante" p.57), et, en arrière-fond, sur la vie misérable et d’un autre âge des sociétés qu’il étudiait.

  • 9 Gourou a confirmé récemment cette opinion selon laquelle le delta était un "beau pays" parce qu’"il (...)

24Gourou se référa implicitement davantage aux mouvements artistiques français qui avaient caractérisé le dix-neuvième siècle, comme le romantisme et surtout l’impressionnisme, qu’aux mouvements d’avant-garde du début du vingtième siècle (fauvisme, cubisme, surréalisme) lorsqu’il décrivit les nuances subtiles des reflets, mouvements et couleurs de l’eau et de la lumière sur les rizières suivant les saisons. Il dépeignit au lecteur la majesté du paysage, de son étendue et de sa "splendeur" ("une série bien ménagée de plans, conduisant l'œil jusqu’à l’horizon, donne à l’infini grandeur et attirance…" p.555, "il faut aussi goûter la splendeur des paysages fluviaux…" p.556). Il insista sur "l’harmonie délicate et paisible", les"paysages bucoliques", la "paix et le calme" de la campagne annamite et où les maisons tonkinoises sont "des édifices obéissant à un style, et respectant des règles architecturales éprouvées par le temps" et "s’harmonisent avec le cadre…"9 (p.555, 575-576). C’est ainsi qu’il replaça les paysages du Tonkin dans les mouvements artistiques largement connus et entérinés par les français des années 30, ce qui permettait de familiariser ces derniers avec le delta du Tonkin.

  • 10 Sylvain Lévi était un membre éminent de la société asiatique et enseignait le sanscrit au Collège d (...)

25Gourou, mais aussi des orientalistes tels que Sylvain Lévi10, étaient convaincus que les savoir-faire artistiques et culturels, aussi bien que les qualités "morales et sociales" de la société annamite, devaient être protégées contre les aspects agressifs voire destructeurs du développement colonial. C’est dans cet esprit que Gourou s’attacha à décrire "le perfectionnement extrême des techniques agricoles" p.388), le respect "des règles architecturales éprouvées par le temps" (p.576), le savoir-faire artisanal, le travail quotidien de la "besogneuse paysannerie", la population "qui vit dans le dénuement mais non pas dans le désespoir… dans un monde moral et social qui lui donne mille sujets d’intérêt et de satisfaction" (p.575), et qu’il estimait qu’"il faut éviter à tout prix la création d’usines urbaines… qui créeraient un prolétariat urbain , détaché de son milieu, et formant une population flottante… dans ses mœurs, malheureuse et démoralisée" (p.538). Cet éloge de la paysannerie tonkinoise rejoignait les mentalités françaises de l’époque dans la mesure où la France des années 1930 était encore un pays de ruraux où la majorité des Français "restait tournée vers les activités de la campagne" et considérait la ville comme "un phénomène quelque peu marginal et suspect, jugé étranger à la mentalité nationale et aux valeurs traditionnelles" (Berstein, 2002, 7-8). Mais l’approche que Gourou eut des paysans et de la société annamites était aussi comparable à celle proposée par Lévi qui parlait d’un "peuple au talent remarquable… héritier d’une longue tradition" (Lefèvre, 1937, 123-124, cité partiellement aussi dans Saïd, 1978, 248-249), et leurs évocations de l’organisation sociale vietnamienne et de l’élaboration de son travail agricole ou artisanal poussaient le lecteur à classer les Annamites parmi les communautés coloniales les plus "avancées" et "équilibrées". Comme Lévi, Gourou exprimait ses craintes que la colonisation française ne déstabilisât le vieil "équilibre moral et social" annamite, écrivant (577-578) :

"Si cette civilisation équilibrée et raisonnable s’effondre, que se produira-t-il ? 

Mais l’homme n’a pas que des besoins matériels : la civilisation traditionnelle a su donner au paysan un équilibre moral et social qui manque à bien des sociétés plus évoluées que des progrès exclusivement matériels ont plongées dans le désarroi."

  • 11 De nos jours, nous pourrions trouver un rapport avec ce discours dans les réactions que le débat su (...)
  • 12 Daniel Hémery (1994) qualifie ce type de discours, où les sociétés traditionnelles sont idéalisées (...)

26Ainsi, pour les intellectuels, tels que Lévi ou Gourou, inspirés par une philosophie humaniste et concernés par les valeurs léguées par les traditions culturelles, la civilisation occidentale n’était pas associée à l’idée de supériorité sociale, morale ou intellectuelle, et les mérites et bienfaits de la "civilisation industrielle" étaient relativisés. A l'inverse, les civilisations orientales, filles de celles de la Chine et de l’Inde, étaient valorisées par leur complexité et le long développement de leurs composantes culturelles et sociales11, aussi bien que leur riziculture experte12.

Le contexte colonial indochinois et la créativité des discours de Robequain et Gourou

27Mais, au sein même de leur inscription dans le discours colonial français ou de ses alternatives humaniste ou romantique, les thèses de Robequain et Gourou furent à bien des égards novatrices. Les deux géographes surent utiliser les données et informations récentes de l’administration française, qui avait mis en place et à la disposition des deux chercheurs un appareil statistique et cartographique remarquable.

La région du Thanh Hoá, "laboratoire de la modernité"13

  • 13 Cette expression est empreintée à Rabinow (1989, p.9, p.289)

28Robequain regarda la logique du réseau de communications avec un raisonnement neuf, analysant son rôle structurant et dynamisant pour la région. Dans son analyse du commerce (Robequain, 1929, 510-584), il conçut la construction de voies ferrées et l’amélioration de la route Mandarine et de certaines routes de montagne comme des transformations majeures pour la province appelées à devenir les structures de base qui ouvriraient le Thanh Hoá aux autres régions d’Indochine et du monde. Il estimait qu’elles constitueraient des moyens efficaces pour organiser et consolider l’harmonie et l’unité régionales à travers une hiérarchie de "voies rayonnant ainsi à travers le province… elles-mêmes réunies par des routes transversales" qui relieraient les villages aux centres administratifs ("chefs-lieux"), aux marchés et à la capitale de la région (p.521)

29Par conséquent, Robequain établit que la hiérarchie des communications jouait un rôle déterminant dans l’organisation politique et économique régionale. Il montra (541-542) que l’espace régional s’organisait autour d’éléments individualisés du réseau, tels que les marchés ou les centres situés aux points de jonction des communications et il présenta leur rôle structurant dans l’organisation commerciale du Thanh Hoá grâce à une carte très novatrice pour l’époque où il figura le tracé géographique du réseau de transports ("routes automobilables" et "chemins de fer"), symbolisa ses points nodaux ("marchés importants" et "très gros marchés"), et les centres de convergence du commerce montagnard (avec des flèches indiquant la "direction du trafic dans l’arrière-pays"), dessinant ainsi le développement d’un réseau en étoile.

30Sa recherche de structures adéquates pour le développement d’une région "moderne" impliquait aussi des formes nouvelles d’expérimentation agricole avec l’établissement de "stations agricoles" soutenues par l’administration française, ou de "concessions" pour faire évoluer l’agriculture. Guidé par son raisonnement positiviste et sa conception idéalisante du progrès, il décrivit en toute bonne conscience coloniale la station agricole de Yên Dinh (p.589) :

"C’est une magnifique leçon que le spectacle de ces plantations très propres et très saines, que trouent de larges avenues accessibles aux automobiles…"

31Pour résumer, Robequain envisagea sa géographie comme une science du territoire, proposant une gestion économique rationnelle et planifiée des ressources naturelles, selon une démarche qui participait à la mise en place "d’une organisation scientifique de la construction des connaissances sur l’Indochine" (Thomas, 2004, p.641). Par exemple, il soutenait l’opinion des responsables du service forestier de l’Indochine, partisans d’une meilleure exploitation des bois tropicaux, afin d’"assurer aux générations présentes le bénéfice d’une richesse améliorée par une exploitation rationnelle, et la conserver au profit des générations futures" (p.601). Il voyait le potentiel économique régional sous trois aspects. Premièrement, la technologie, où les techniques françaises permettraient d’améliorer le potentiel économique, la productivité et la structure de la région. Il exposait la supériorité technologique française dans les moyens de communication, les projets de barrages et de réalisations hydrauliques qui constituaient à ses yeux "notre grande œuvre d’irrigation" (p.587). Deuxièmement, la science, où la recherche agronomique sur les plantes tropicales dans les stations agricoles était entreprise pour améliorer la qualité et le rendement ou pour créer des plantations. Troisièmement, l’éducation, pour former les paysans indigènes aux méthodes modernes, afin de rendre fonctionnelle la modernisation régionale.

Une méthodologie moderne à l’écoute des fonctionnements culturels traditionnels de la paysannerie du delta tonkinois

  • 14 Certaines cartes de Gourou sont simplement des cartes localisant les villages (n° 3 de son appendic (...)

32A la suite du développement croissant du matériel et des outils cartographiques permettant l’utilisation de cartes topographiques, géologiques, climatiques et hypsométriques, Gourou conçut une représentation cartographique systématique des données où chaque carte constituait un point de départ et une référence essentielle de son discours. Il compara méthodiquement les cartes (Gourou, 1936, 148-149) qui devinrent non seulement un outil de localisation des lieux et des sites14, mais aussi et surtout une manière de représenter et de caractériser la structure spatiale régionale. Cependant, ce grand intérêt pour la cartographie ne fut pas spécifique à Gourou et, avec le développement de la photographie aérienne, les géographes européens des années 1930 commençaient à concevoir des cartes thématiques focalisées sur des problèmes particuliers ainsi qu’ "une cartographie de recherche" (Robic, 1996, 227-237 ; Robic, 2000).

33Plus généralement, Gourou adopta systématiquement les photographies aériennes du service de l’armée de l’air et les statistiques de l’administration française comme instruments et techniques de base intégrée au discours géographique pour comprendre le paysage régional et l’organisation de l’espace. Dans son étude des formes du peuplement rural indochinois, il s’appuya sur les récentes séries photographiques de la couverture aérienne du Tonkin, dont plusieurs illustrent sa thèse. Bénéficiant d’une information statistique importante financée et patronnée par l’administration française (principalement les données du recensement de la population de 1931 et les données que les chefs de services du cadastre avaient mises à sa disposition), la grande innovation du géographe fut de traiter ces séries statistiques quantitativement et cartographiquement. Ainsi, il calcula la densité moyenne de la population et classa les niveaux de densité en fonction de cette valeur moyenne pour en faire l’analyse et la cartographie en distinguant des densités inférieures/supérieures ou égales à celle-ci (152-153). Par cette méthode, il introduisit une rigueur scientifique dans son étude de la population, considérant un groupe humain d’une manière abstraite et quantitative, et renouvelant l’approche démographique du discours géographique français de son époque. Il termina son chapitre intitulé "La croissance de la population", en proposant une projection de l’évolution démographique jusqu’en 2001 (197-198). Il fit ses estimations selon un taux de croissance de 10 pour 1 000 par an, atteignant un total de 13 117 000 habitants en 2001, avec une densité de 860 habitants au km2, ce qui, à l’époque, semblait une situation "inconcevable" (p.197). En réalité, la population du delta du fleuve Rouge dépasse maintenant ces estimations, en s’élevant à 15 000 +000 dans une zone de 16 000 km2 à la fin des années 1980. Cependant, les intellectuels vietnamiens d’aujourd’hui rejoignent l’inquiétude que Gourou exprimait à propos de ces très fortes densités et estiment que "la pression démographique continue et constitue une menace sérieuse pour les gens de ce delta fertile" (Dieu, 1995, p.105).

34Gourou introduisit ces méthodes démographiques en considérant corrélativement la spécificité de la culture annamite et aussi les imperfections et lacunes de dénombrement du recensement. Il révéla que les catégories du recensement ne prenaient pas en considération le fait que les structures familiales des Annamites étaient complexes, superposaient plusieurs sens, et ne recouvraient pas les mêmes réalités que celles des Français (notamment la notion de chef de famille, p.139). Il faisait remarquer que les Annamites n’étaient pas censés comprendre les formules imprimées dans les questionnaires puisqu’elles l’étaient en français et en chinois et non en quòc ngú (vietnamien transcrit en caractères latins, p.140). Il souligna les gaucheries des autorités françaises (sur les familles qui avaient besoin d’être assistées) et "leur négligence" du fait qu’elles "ne se sont jamais vraiment intéressées à cette question [du recensement]", les dysfonctionnements de l’état civil (177-179), les obstacles culturels et autres complications, tels que la tradition annamite de ne pas déclarer les naissances (p.178) ou les méfiances paysannes à l’égard de l’administration coloniale (voir aussi ci-dessus, paragraphe 2.2). Par ailleurs, comme Robequain, il fut toujours circonspect par rapport aux données chiffrées, contrôlant les résultats du recensement et l’état civil en visitant et vérifiant la population de plusieurs villages (142-143, p.402).

  • 15 Dans le même ordre de pensée, Gourou restait critique envers les travaux d’irrigation français et é (...)

35Plus généralement, avec Gourou, l’approche quantitative et cartographique des faits économiques et démographiques, aussi bien que la méthode des questionnaires et la composition d’index détaillés, devinrent les méthodes de base des travaux de recherche géographique, permettant une meilleure appréhension de la complexité des "problèmes" de mise en valeur des régions coloniales, et de la difficulté à les résoudre. Ainsi, à l’issue de son étude sur la densité de la population du delta du Tonkin, le diagnostic de Gourou vis-à-vis du problème de son "surpeuplement" contenait beaucoup de réserves. Il reconsidérait toujours les données brutes (par exemple les chiffres de la production de riz) par rapport aux caractéristiques culturelles, techniques et locales paysannes et prenait ainsi ses distances avec les données officielles d’un agronome comme Yves Henry (401-402) qu’il jugeait trop éloignées des réalités annamites. Il exposa une information détaillée et complexe, mais il ne proposa pas de solution exemplaire aux questions que le développement du delta du Tonkin soulevait aux autorités coloniales (569-574) et ne chercha pas à théoriser le développement colonial. Il perçut la modernisation de l’agriculture comme un possible facteur de troubles sociaux dans une société où, d’une part, les méthodes traditionnelles de culture nécessitaient "une dépense extraordinaire de main-d’œuvre", ce qui permettait le plein-emploi de la population et, d’autre part, la majorité de la paysannerie n’avait pas les moyens financiers de moderniser son agriculture (p.572)15.

36Son analyse des industries villageoises contribua à alimenter son scepticisme à l’égard des projets de modernisation rapide et des décisions françaises. Sans aller jusqu’à mettre en question la colonisation, Gourou désapprouva sa politique douanière, trouvant "scandaleux de frapper d’un droit de sortie les nattes du Tonkin" (p.537):

"dans ce domaine de petites industries, l’État [colonial] devrait envisager l’établissement de primes à l’exportation beaucoup plus que de taxes de sortie (p.537)."

  • 16 Dans deux ouvrages fondamentaux écrits après la crise mondiale sur l’économie coloniale en Indochin (...)

37Dans la mesure où c’était le maintien de la vie paysanne qui inspirait son argumentation, il resta critique à l’égard de tout schéma de développement économique, tels ceux proposés par Paul Bernard16, qui ne s’intégrait pas dans la société annamite (537-538). Il faisait plus confiance à des méthodes éprouvées comme celle d’encourager l’exportation de produits artisanaux de haute qualité (p.537) ou au "savoir-faire" paysan (Claval, 2005), qu’à l’introduction de nouvelles théories, normes, ou pratiques économiques étrangères à la culture annamite.

  • 17 Cette politique avait pour ambition d’augmenter la production de riz en lançant un programme de tra (...)
  • 18 René Dumont et Gourou plaidaient en faveur de réformes socio-économiques graduelles et n’étaient pa (...)

38Gourou assignait un sens culturel à la région du delta du Tonkin : ses habitants avaient à gérer et à préserver son patrimoine paysager et architectural, véritable archétype et berceau de la civilisation annamite dont le géographe percevait la cohésion et la beauté mais aussi la fragilité face à la "contamination" des constructions à l’occidental (p.576, p.578). L’argumentation de Gourou rejoignait dans une certaine mesure la "stratégie du développement rural" appelée aussi "politique du paysannat" que l’administration coloniale s’efforça de développer17 (Brocheux et Hémery, 1994, 270-271). Alors que Robequain honorait, comme beaucoup d’intellectuels et de journalistes français, la grandeur des réalisations coloniales de la France, Gourou souligna au contraire le caractère inapproprié des vastes ouvrages, comme les réalisations hydrauliques, au regard des intérêts du paysan (107-108). C’était aussi l’opinion que l’agronome René Dumont (1995, 36-37) exprimait dans son travail de recherche sur La culture du riz dans le delta du Tonkin, publié en 1935 et qui fit autorité. Dumont et Gourou recommandaient tous deux le développement de la petite propriété paysanne et désapprouvaient les grands projets coûteux18.

  • 19 Néanmoins, Gourou n’aborda pas la complexité, les contradictions, les déséquilibres et problèmes so (...)

39S’il idéalisa la société annamite, il établit aussi que le développement régional ne pouvait pas être entrepris et compris seulement d’un point de vue occidental et que les premiers concernés par cette question étaient plus les paysans annamites que les autorités coloniales19:

"On augmente par des travaux coûteux comme le réseau de Son Tay la dette d’un pays dont le budget manque d’élasticité, car ces travaux sont payés par des emprunts contractés en France : nous entendions exprimer ironiquement par un indigène, qui avait quelques doutes sur leur efficacité réelle (il s’agissait plus précisément du barrage du Day), l’espoir qu’un jour ou l’autre le Tonkin se débarrasserait comme bien d’autres pays de la charge de sa dette extérieure et que ces travaux trop onéreux ne lui coûteraient finalement rien…" (107-108).

Deux périodes éclairant le discours colonialiste de Robequain et l’humanisme colonial de Gourou

40Outre leurs options personnelles différentes, les approches coloniales contrastées de Robequain et Gourou correspondaient aussi à deux contextes économiques et sociaux différents : celui des années 1920 et celui des années 1930.

41Robequain écrivit sa thèse au milieu des années 1920 ; cette période correspondait à l’âge d’or de la colonisation et à une situation de relative prospérité économique où "la mise en valeur" des colonies et les actions civilisatrices étaient plus importantes que jamais. Ce contexte doit être corrélé au fait que, dans ses écrits, Robequain rejeta tout questionnement ou tout reproche relatifs aux conséquences de la colonisation française sur le pays colonisé et en répliquant, à l’occasion, en des termes caustiques à la critique. Robequain (611-612) voulait convaincre le lecteur que la colonisation française ne pouvait en aucun cas être comparée à de l’exploitation à l’image d’une "sangsue acharnée à sucer sa victime". Comme la plupart des hommes politiques influents français de l’époque, il alla jusqu’à associer la législation coloniale à une action humanitaire et remit en question la terminologie classique de la colonisation établie par l’économiste Paul Leroy-Beaulieu parce qu’il en estimait choquant la terminologie de colonie d’"exploitation" (Leroy-Beaulieu, 1874).

42Par conséquent, le discours de Robequain peut être considéré comme le produit de l’idéologie colonialiste française dont il suivit la logique en participant à l’élaboration d’un savoir scientifique colonial qui l’amenait à assimiler la région coloniale à un espace à mettre "en valeur". Il a aussi présenté une description des sociétés et des coutumes indochinoises plus exotique que Gourou dans la mesure où les cérémonies et les traditions qu’il dépeignait ne se conformaient pas aux schémas de la pensée positiviste française.

43En contrepoint à l’universalisme de la civilisation européenne incarné dans notre propos par Robequain, l’argumentation de Gourou tendit vers l’humanisme hérité de la Renaissance française, et plus précisément de celui de Michel de Montaigne qu’il appréciait tout particulièrement (Montaigne, 1979). Montaigne traita, dans sa description les Indiens ramenés à Rouen de Rio de Janeiro, de la relativité des coutumes, évoquant la sociabilité, la sagacité et le bon sens des présumés barbares, que les Français étiquetaient de sauvages et de cannibales. Utilisant le même type d’approche, Gourou décrivit la société annamite, ses compétences et ses qualités et fut critique à l’égard des "vices" inhérents aux pays modernes, dont les besoins "exclusivement matériels" avaient contaminé les "sociétés plus avancées" (p.578). Par opposition au monde moderne impersonnel, il dépeignit l’environnement convivial de la communauté paysanne annamite où chaque famille paysanne y puisait son "équilibre moral et social" et qualifia la vie dans le village d’"intense et riche en émotions" (p.263).

44Ce renversement de perspective s’était déjà exprimé dans l’histoire, mais avec le sens différent de pureté originelle, dans le mouvement romantique français, à travers le mythe du "bon sauvage". Dans la thèse de Gourou, ce renversement de valeur était fondé sur des acquis culturels qui plaçaient du côté du peuple colonisé le "monde moral et social" et du côté des sociétés plus évoluées le "désarroi" (p.578). Plus que ne le fit Robequain, Gourou insista sur le savoir-faire, l’expérience et l’efficacité du paysan tonkinois en matière de riziculture, et sur son aptitude agricole héritée davantage d’une pratique ancestrale que d’une connaissance scientifique théorisée.

  • 20 Et notamment Vo Nguyen Giap, que Gourou considérait comme "excellent", "intelligent" et "clairvoyan (...)
  • 21 Par exemple, Gourou louait la qualité des travaux de Nguyen Van Khoan, un intellectuel qui travaill (...)

45Gourou contribua ainsi à valoriser la région du delta du fleuve Rouge dans l’Empire français. Ceci doit être rapproché du fait que la fréquence des cyclones et des inondations ainsi que la pauvreté étaient plus importantes au Thanh Hoá que dans la région du delta du fleuve Rouge. Mais le contact plus intime et sympathique de Gourou avec les paysans comparativement à celui qu’eut Robequain au Thanh Hoá, est aussi attribuable au fait que Gourou, comme il en témoigna dans ses notes infrapaginales, se fit beaucoup aider par des intellectuels, des amis, et même des élèves annamites20 pour saisir la réalité sociale du delta. Il mentionna les travaux des premiers souvent en termes laudatifs21, et rapporta aussi, de façon moins formelle, ses conversations avec les seconds (comme "le souvenir d’une disette rapportée par un de ses amis annamites" (p.573, note infrapaginale 2). Cependant, ce dialogue restait limité par l’obstacle de la langue et parce que ni Gourou ni ses amis vietnamiens n’étaient en position de mettre ouvertement en question la domination française. D’ailleurs, comme le note Jean Suret-Canale (1994, p.159), Gourou ne mentionna jamais ouvertement le colonialisme français. Toutes les références vietnamiennes mentionnées par Gourou ne concernèrent que des thèmes culturels comme les coutumes, les mœurs, les croyances, les institutions et les communautés villageoises qui désignaient le Vietnam comme un pays de villages avec une société annamite compétente et raffinée. Ces thèmes aboutirent à une géographie différente, plus axée sur les réalités sociales et culturelles que sur les conditions naturelles, et où le principe fondamental du progrès s’appropriait moins l’espace régional que dans le discours de Robequain. Plus précisément, les collègues et amis annamites de Gourou le persuadèrent que la géographie du Vietnam était associée avant tout au thème du village, dont l’autonomie et la très forte organisation communales étaient symbolisées par le fameux proverbe "la loi du roi s’efface devant les coutumes du village".

46L’argumentation de Gourou fut donc plus nuancée et procédait de "l’humanisme colonial" et du contexte des années 1930, marqué par l’aggravation des problèmes sociaux de la fin des années 1920 et les conséquences de la crise économique mondiale. De façon plus spécifique, pendant les années 1920, les efforts français pour projeter l’Indochine dans une économie moderne n’atteignirent pas la majorité de la population, et la vie paysanne en Indochine était de plus en plus déstabilisée socialement par l’interférence de la colonisation sur le tissu social. Une nouvelle élite annamite propriétaire foncière, une "noblesse" terrienne et une classe d’intellectuels qui avait été formée dans le système éducatif français furent acquises à de nouveaux idéaux et principes nationalistes, tandis que la classe patriarcale et conservatrice des diplômés et mandarins, ainsi que les élites et les institutions politiques traditionnelles se désintégraient. Les plaines deltaïques étaient aussi déstabilisées par la pression démographique croissante, conséquence partielle des progrès de l’équipement médical qui diminuaient la mortalité infantile. Ces déséquilibres se combinaient aux vifs ressentiments que la fiscalité et les impositions coloniales (notamment les droits de douane, les impôts sur le sel, l’alcool et les dérivés de l’opium) suscitaient auprès des Annamites en encourageant la résistance indochinoise contre le pouvoir colonial. Aussi, quand Gourou écrivait sa thèse au début des années 1930, le pouvoir colonial était confronté à cette instabilité rurale autant qu’à la dépression économique mondiale. En réponse aux difficultés financières et économiques, la France décida d’accroître ses ressources fiscales en frappant d’impôts encore plus lourds les populations locales, tandis que toute réforme favorable à l’émancipation de l’Indochine fut évincée. La misère paysanne grandissante et le développement de la résistance nationaliste et communiste face au pouvoir colonial provoquèrent des soulèvements divers au Tonkin et au Thanh Hoá, que les services de sûreté coloniaux réprimaient de plus en plus implacablement, dans l’objectif de maintenir autant que possible les groupes anti-français hors des masses paysannes (par exemple, les évènements de Yen Bay, au Tonkin, en 1930-1931, où des tirailleurs indigènes de la caserne de Yen Bay se rebellèrent aidés par des civils, voir Morlat, 1990, 120-128). La contestation s’aggrava aussi chez les étudiants indochinois qui reprochaient à la France "de ne vouloir [leur] donner qu’un enseignement minimal, dévalorisé, et quasiment sans espoir de pouvoir intégrer un cursus officiel", et que les autorités françaises associaient à des communistes "en puissance et une menace directe contre le pouvoir colonial" (Bezançon, 2002, p.186, 207). Gourou n’ignorait pas ces déstabilisations, et son discours plus sceptique et distancié que celui de Robequain vis-à-vis des projets français de mise en valeur coloniale doit être mis en relation avec ce contexte de plus en plus préoccupant.

Conclusion

  • 22 Cet effort franco-vietnamien dans la production d’un savoir se concrétisait tout particulièrement d (...)
  • 23 Le Professeur Lê Bá Tháo fut engagé dans plusieurs projets français de coopération récents sur l’év (...)
  • 24 Nguyen Duc Truyen a participé de 1986 à 1996 au Programme franco-vietnamien Fleuve Rouge, destiné à (...)

47Pour conclure, nous ferons deux constats. Premièrement, Robequain et Gourou décrivirent et interprétèrent les régions du Thanh Hoá et du delta du Tonkin selon les perspectives de la pensée coloniale française. Ceci limita en partie leurs arguments aux conjectures et théories françaises. Cependant, les spécificités du contexte indochinois conduisirent les deux spécialistes à construire leurs discours sur les régions extrême-orientales avec discernement et selon des perspectives nouvelles, qui les amenèrent à participer à l’élaboration d’un savoir franco-vietnamien22. Ils promurent des outils géographiques nouveaux et, plus fondamentalement, des représentations et des interprétations régionales de l’Extrême-Orient qui leur avaient été suggérées par des intellectuels vietnamiens et qui sont devenues centrales pour la géographie française comme vietnamienne. Ainsi, depuis la politique de rénovation de 1986, nous rencontrons des descriptions et interprétations des villages du delta du Tonkin dans les travaux de recherche vietnamiens qui sont similaires à celles que fit Gourou dans sa thèse. Pour ne prendre qu’un exemple, Lê Bá Tháo (1997)23 écrit dans des termes très proches ou similaires de ceux de Gourou que "l’Homme a transformé le delta du Fleuve rouge en un grand grenier" et "vit en harmonie avec la nature et sait comment l’utiliser" (p.324) et que "l’unité de base de l’organisation sociale dans le delta du Fleuve rouge est toujours le village et la commune. C’est une organisation stricte, elle est plus ou moins autonome (l’administration royale est derrière la coutume du village)…" (p.327). Gourou conçut aussi une géographie plus fondamentalement humaine qui était moins une science des lieux qu’une science des hommes et des sociétés comprises à partir des paysages et de l’espace qu’elles animaient localement, et qui impliquait une immersion du chercheur dans la vie locale, même si cette immersion était restreinte par le statut d’étranger du géographe. Les changements politiques de la fin des années 1980 et, à partir des années 1990, l’essor de projets régionaux tenant de plus en plus compte des acteurs locaux et de la spécificité des situations locales, dans le cadre d’une politique de "développement participatif" où les familles paysannes sont des acteurs à part entière, tendent à réintroduire, en la renforçant, cette optique géographique initiée dans le contexte ambigu de la colonisation française. C’est ainsi que Nguyen Duc Truyen24 (2006) cite à plusieurs reprises les paysans du delta tonkinois de Gourou dans sa thèse de doctorat sur les stratégies des familles paysannes du delta du fleuve Rouge. Il reprend et développe à nouveau les descriptions que le géographe fit de la "relation très étroite entre les paysans et leurs marchés ruraux". Nguyen Duc Truyen constate que ces réseaux de "petits marchés ruraux ont retrouvé un regain social et économique après le Doi moi" mais que ce processus s’est accompagné de l’approfondissement "d’un fossé toujours plus grand entre les riches et les pauvres" (Truyen, 2006, p.316 et suivantes, 346, 350). Il suggère la capacité d’adaptation des savoir-faire et des organisations traditionnelles paysannes et conclut au regard de leur situation actuelle (et de façon plus optimiste que dans la thèse de Gourou) que "Les paysans du delta du Fleuve rouge ont fait la preuve de leur capacité à se convertir et à se reconvertir à chaque moment de bouleversement des politiques agricoles. Ils possèdent donc toutes les dispositions pour entrer en tant qu’acteurs à part entière dans l’économie de marché à condition que les politiques en régulent les lois." (p.351).

48Deuxièmement, Robequain et Gourou n’eurent pas la même approche régionale. Leur attitude à l’égard des régions coloniales était différente. Elle reflétait leur personnalité très dissemblable et, de fait, deux versants de la pensée philosophique française. Robequain représentait une école de pensée modernisatrice qui estimait que les techniques et les méthodes modernes devaient être introduites dans les sociétés traditionnelles pour améliorer la vie des gens. Cette pensée proposait des lois de valeur générale pour expliquer la nature et l’organisation des sociétés et concevait que les modèles français de "mise en valeur" étaient applicables aux régions du monde qui étaient en retard de développement, comme celles de l’Indochine. La conscience de Gourou rejoignait une autre école de pensée, moins confiante dans les sciences et techniques modernes, approfondissant les savoir-faire et les capacités organisationnelles des sociétés traditionnelles et estimant la singularité des cultures différentes de la culture française. Cette approche l’amena à reconnaître que le modèle français de mise en valeur n’était pas transposable tel quel au delta tonkinois dont la dynamique intrinsèque reposait sur des modes de fonctionnement historiques que la politique coloniale française sous-estimait. Cette dernière version permit de souligner certains fondements identitaires de la paysannerie vietnamienne aptes à perdurer en s’adaptant et en se réactualisant au-delà des contextes politiques changeants qui ont ponctué l’histoire du Vietnam contemporain.

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Notes

1 Cependant, cette géographie tropicale se rattache aussi à la géographie vidalienne par l’intérêt qu’elle porte au monde rural et aux relations que tissent les sociétés avec leurs environnements respectifs (Bruneau, 2005 ; Bruneau, 2006 ; Claval, 2005).

2 Le mot "Annamite" était utilisé par les Français de l’époque dans deux sens. D’une part, il qualifiait la province de l’Annam et désignait ses habitants stricto sensu (par exemple, comme dans le titre de la thèse de Robequain, le Thanh Hoá, étude géographique d’une province annamite). D’autre part, il désignait le peuple Viêt à l’origine du développement de la riziculture du delta du Tonkin (le "berceau" de la "nation Viêt") puis des autres régions basses de l’ensemble du Vietnam. Ce fut dans ce dernier sens que Gourou l’employa dans sa thèse.

3 D’ailleurs, Nguyên Van Tô se vit attribuer des responsabilités en ce sens dans le gouvernement Hô Chi Minh (Ngoc, 2006).

4 Sarraut fut gouverneur général de l’Indochine de 1911 à 1915 et de 1916 à 1919, et, dans les années 1920-1930 plusieurs fois ministre des Colonies. Il était considéré comme l’un des meilleurs spécialistes des questions coloniales pendant l’entre-deux guerres.

5 Voir par exemple l’analyse économique que Demangeon fait de la Picardie dans sa thèse (Demangeon, 1905).

6 Paul Valéry était un observateur des problèmes de l’époque. Après les massacres de la Première Guerre mondiale, il considéra la « destinée » de la civilisation européenne comme semblable à la "ruine" de l’"Élam, de Ninive et de Babylone". Il était conscient que toute "civilisation est aussi fragile que la vie" (Valéry, 1919, première lettre).

7 Pasquier était gouverneur général de l’Indochine quand Gourou était à Hanoi. Cependant, Gourou confia à son propos "Je ne l’ai jamais vu. Cela ne l’intéressait pas ce que je faisais. Il y avait un historien géographe au Gouvernement général qui s’intéressait à mon travail et qui s’appelait Grandjean…" (Interview D.B., Bruxelles, 29 août 1995, consultable sur le site http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00363032/fr/).

8 Ainsi, dans un tout autre contexte, celui de la fin du vingtième siècle, la perspective de Gourou sur la notion d’harmonie entre les sociétés et la nature était tout autre, le géographe attestant "Le concept d’harmonie, cela me dépasse".

9 Gourou a confirmé récemment cette opinion selon laquelle le delta était un "beau pays" parce qu’"il n’y avait pas de constructions qui obstruent, pas de fumée d’usine, rien de semblable". Cette authenticité est aussi la raison pour laquelle Gourou choisit à l’époque d’étudier le delta du Tonkin et non celui du Mékong (Interview D.B., Bruxelles, 29 août 1995). Gavin Bowd et Daniel Clayton (2005b) ont qualifié d’"orientalisme tropical" cette approche esthétique du Delta, dans la mesure où elle condamne la société annamite à n’exister que dans les charmes romantiques, voire, exotiques, de la préservation de son passé. Remarquons cependant que Gourou ne s’opposait pas dans le principe à l’introduction du progrès et de la modernité au Vietnam. Ce qu’il condamnait, c’était les formes de progrès très interventionnistes de conceptions purement françaises qui faisaient table-rase des modes de pensée, savoir-faire, compétences et connaissances annamites, et qui endettaient une paysannerie déjà bien démunie, en risquant également de priver les paysans de leur travail et de déstabiliser le tissu social en alimentant, par voie de conséquence, l’anticolonialisme. Il précisait de cette manière en conclusion : "L’on ne veut pas dire que l’on doive s’opposer à toute évolution…", 577-578, et dans son chapitre sur les méthodes culturales : "Certes le cultivateur annamite est prudent et conservateur, mais il n’est pas stupidement routinier", p.388. René Ronai (1976) a montré que cette valorisation des paysages et des savoir-faire traditionnels permettait, en réalité, de masquer la misère et les déséquilibres sociaux que la situation coloniale avait soit aggravés, soit engendrés. Voir aussi Velasco-Graciet (2008, 15-29). De fait, l’instabilité sociale est très occultée dans le discours de Gourou, alors qu’elle avait empiré et que l’anticolonialisme était de plus en plus manifeste dans les années 1930, suite aux évènements de Yen Bay et aux bombardements des révoltes paysannes dans les provinces du Nghe Tinh en 1930 et 1931, qui avaient fait la une des journaux de l’époque (voir plus bas, paragraphe 3) : ainsi, contrairement à René Dumont dans les années 1930 puis, une décennie plus tard, Paul Mus, Gourou ne remit pas en cause le principe colonial et l’existence d’une Indochine française (voir notes 18 et 22), mais fût critique à l’égard des entreprises coloniales qu’il jugeait inappropriées et aller à l’encontre de la culture annamite.

10 Sylvain Lévi était un membre éminent de la société asiatique et enseignait le sanscrit au Collège de France. Parallèlement à sa mission au Népal en 1898, il renouvela l’approche française de l’orientalisme en l’ouvrant sur les sciences sociales. Il fut l’un des promoteurs de la création de l’EFEO, et était à l’origine d’un humanisme oriental où la culture et l’instruction n’étaient plus des privilèges occidentaux. Il proclamait que les civilisations asiatique et occidentale devaient coopérer. Sylvain Lévi est mentionné dans la bibliographie de Gourou p.582, comme éditeur d’un ouvrage publié en 1931 et intitulé Indochine.

11 De nos jours, nous pourrions trouver un rapport avec ce discours dans les réactions que le débat sur la mondialisation provoque, lorsqu’il en appelle au respect des valeurs culturelles et traditionnelles.

12 Daniel Hémery (1994) qualifie ce type de discours, où les sociétés traditionnelles sont idéalisées au regard du modernisme occidental, de "romantisme colonial".

13 Cette expression est empreintée à Rabinow (1989, p.9, p.289)

14 Certaines cartes de Gourou sont simplement des cartes localisant les villages (n° 3 de son appendice) ou les noms des villages cités dans la thèse (n° 4 de son appendice). Elles sont voulues pour la localisation des lieux qui sont cités dans le texte.

15 Dans le même ordre de pensée, Gourou restait critique envers les travaux d’irrigation français et écrivit (p.105) : "Pourtant le but des travaux d’irrigation ne doit pas être de réduire le travail du paysan, mais d’assurer à ce travail une rémunération plus abondante et régulière."

16 Dans deux ouvrages fondamentaux écrits après la crise mondiale sur l’économie coloniale en Indochine, Paul Bernard (1934, 1937) décrivit comment l’industrialisation de l’Indochine pourrait résoudre partiellement le problème de la "surpopulation", renforcer les relations intellectuelles, morales, techniques et financières entre la France et l’Indochine et résoudre "le problème capital de l’intégration de l’élite annamite dans le milieu français" (Bernard, 1937, p.174). Il était favorable au développement d’une économie coloniale complexe, pour développer le marché intérieur, où les différentes activités économiques pourraient évoluer sans pour autant menacer l’industrie métropolitaine.

17 Cette politique avait pour ambition d’augmenter la production de riz en lançant un programme de travaux hydrauliques, et de réduire la pression démographique en proposant une politique de transmigration paysanne qui éviterait de bouleverser les structures sociales de la société annamite.

18 René Dumont et Gourou plaidaient en faveur de réformes socio-économiques graduelles et n’étaient pas convaincus de l’efficacité des transformations économiques mises en œuvre par les autorités coloniales qu’ils jugeaient démesurées et fort coûteuses pour la région. La nouveauté de leurs discours réside dans le fait qu’ils analysèrent l’activité agricole sans l’isoler de son contexte humain. Le livre de Dumont fut le premier ouvrage français écrit sur la riziculture. Gourou cita la thèse de Dumont dans sa section : "l’agriculture : les méthodes culturales" (p.389) et Dumont cita la thèse de Gourou dans son chapitre "Étude de l’environnement économique" (p.35). Mais les deux chercheurs ne se connaissaient que par leurs travaux, et non personnellement. D’ailleurs, leurs personnalités étaient dissemblables. Dumont refusait toute coopération avec les autorités coloniales françaises. Ainsi, il quitta l’Indochine en 1931, avant la fin de son contrat de travail, parce qu’il désapprouvait les méthodes colonialistes françaises. Il écrivit : "J’ai été moralement obligé de quitter un pays auquel je m’attachais, après qu’en septembre 1931, un adjudant aviateur de l’armée coloniale m’a dit à Vinh ‘s’être déshonoré’ en tirant sur ordre à la mitrailleuse, de son avion, sur une colonne de paysans désarmés. Dans cette province du Nghê-An, celle de Hô Chi Minh, ces paysans demandaient, à la suite de la sécheresse, une réduction d’impôt que l’empire d’Annam leur accordait en pareil cas" (Dumont, 1995, p.XIII). Dans Agronome de la faim (1974) il rapporta comment il avait arraché et jeté dans un étang le fouet d’un agronome français qui avait l’habitude de fouetter les paysans qui s’écartaient trop lentement de la voie où passait sa voiture, et comment après cet incident toute visite dans une station expérimentale lui avait été interdite (voir aussi l’avant-propos d’Igor Besson dans Dumont, 1995, XXXII-XXXIV).

A la différence de Gourou, Dumont fût très tôt anticolonialiste et s’engagea politiquement après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la fin de sa vie sur les problèmes du "Tiers-Monde", et, plus tardivement vis à vis des problèmes écologiques menaçant la planète. Comparativement à Dumont, Gourou resta plus académique. Mais, à compter de sa thèse, il exprima dans ses ouvrages ses réserves vis-à-vis des interventions européennes (qu’elles soient coloniales, capitalistes ou autres) à l’égard des sociétés traditionnelles, et sa plus grande confiance dans les actions d’envergure locale que dans les grandes entreprises qui bouleversaient les équilibres traditionnels.

19 Néanmoins, Gourou n’aborda pas la complexité, les contradictions, les déséquilibres et problèmes sociaux inhérents à la société annamite de l’époque. Comme des intellectuels vietnamiens actuels le notent, il était hypothétique pour une personne de culture française d’évaluer pertinemment et en profondeur de tels problèmes.

20 Et notamment Vo Nguyen Giap, que Gourou considérait comme "excellent", "intelligent" et "clairvoyant" devint plus tard général en chef de l’armée viêt-minh et vainqueur de la bataille de Diên Biên Phu. Giap travailla un peu en Annam pour la thèse complémentaire de Gourou, Esquisse d’une étude de l’habitation annamite (Gourou, 1936b) dans la province de Vinh, dont il était originaire. Gourou fut son professeur d’histoire et de géographie en première et en terminale, quand Giap fut libéré après avoir été emprisonné pour conspiration contre la colonisation.

21 Par exemple, Gourou louait la qualité des travaux de Nguyen Van Khoan, un intellectuel qui travaillait à l’EFEO avec qui il prit des cours de vietnamien et échangeait beaucoup.

22 Cet effort franco-vietnamien dans la production d’un savoir se concrétisait tout particulièrement dans le cadre de l’Ecole française d’Extrême-Orient, où des intellectuels vietnamiens très cités par Gourou, comme Nguyen Van Vinh ou Nguyen Van Khoan, travaillaient non seulement à répertorier ou traduire les manuscrits et publications de la bibliothèque, mais aussi, dès les années 1920 et surtout à partir des années 1930, en tant que chercheurs annamites soucieux de contribuer à faire avancer l’état des connaissances culturelles et historiques de "leur" pays. Ce travail de recherche et de collaboration entre chercheurs annamites et français pour mieux saisir la société vietnamienne et fixer par écrit la spécificité de ses assises culturelles était très encouragé par le grand ami de Gourou, Paul Mus, qui était membre de l’Ecole lorsque Gourou était à Hanoi. Mus et Gourou, privilégiaient le travail de terrain et considéraient que les aspects les plus originaux, inventifs et importants de la civilisation vietnamienne trouvaient leur ancrage dans les villages et la vie paysanne (Ngoc, 2006). Cependant, Mus, qui avait été élève d’Alain en khâgne puis de Sylvain Lévi aux Langues O', approchait beaucoup plus profondément que Gourou les fondements spécifiques et religieux des différentes cultures indochinoises (notamment la culture Cham). Il remontait jusqu’à leurs propres sources, en mettant en valeur leur singularité par rapport aux grandes civilisations indiennes et chinoises et par rapport au Bouddhisme et au Confucianisme, et expliquait la vulnérabilité des sociétés indochinoises par d’autres facteurs (faiblesse numérique par exemple) que l’infériorité couramment admise de leur bagage intellectuel ou de leur connaissance culturelle (Mus, 1933). D’autre part, Mus considérait dès les années Trente que c’était plus aux intellectuels vietnamiens d’écrire leur histoire culturelle qu’aux intellectuels français qui ne pouvaient comprendre le Vietnam profond (en l’occurrence, Mus disait du Vietnam où il avait pourtant grandi à partir de ses 5 ans et jusqu’à ses études secondaires : « Pour me sentir pleinement chez moi dans ce domaine, il me manquera toujours d’y être né […] »). Mus fut aussi favorable à la décolonisation du Vietnam dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, considérant tout à fait logique et légitime que les vietnamiens revendiquent le droit d’être indépendants, alors que Gourou, comme la majorité des responsables français, n’envisageait l’avenir du Vietnam qu’au sein de l’Indochine française. Ainsi, à l’époque où Gourou estimait que « l’existence de cette Indochine est avantageuse aux divers peuples qui l’habitent, parce qu’elle supprime les guerres intestines et procure des avantages matériels, une Fédération indochinoise ne peut subsister sans la présence de la France » (Gourou, 1947, conclusion de la brochure), Mus considérait au contraire que le refus obstiné de la France de reconnaître l’indépendance du « Viet-Nam » entraînerait une guerre des vietnamiens contre la puissance coloniale (Mus, 1946). Voir aussi le chapitre de C. Goscha, "Qu’as-tu appris à la guerre ? Mus en quête de l’humain" sur le site Alain http://alinalia.free.fr/spip.php?article86

L’autre très grand ami de Gourou fut le Père Cadière, qui étudia la culture annamite en se questionnant sur la façon dont le peuple vietnamien, auprès de qui il avait choisi de vivre et de s’informer, construisait et pensait le monde. Contrairement à Mus, Gourou et Dumont, le Père Cadière choisit de rester vivre au Vietnam jusqu’à sa mort (en 1955 à Hué), malgré son internement après le coup de force japonais, suivi de son emprisonnement par les troupes Vietminh jusqu’en 1953. Voir le chapitre que Laurent Dartigues (2005, 219-259) consacre sur lui dans son ouvrage sur l’Orientalisme français en pays d’Annam.

Un parallèle pourrait être aussi fait entre Gourou, Mus et Georges Condominas (né en 1921 au Vietnam) qui, après avoir suivi les cours de Marcel Griaude au Musée de l’homme puis entendu les conférences que donnaient Gourou et Mus à Paris juste après la Seconde Guerre mondiale, choisit comme terrain d’étude Sar Luk où vivaient les Mnong Gar, une minorité ethnique vivant sur le plateau du Darlac, au centre du Vietnam, à une cinquante de kilomètres au Nord-Ouest de Dalat, et dont il s’engagea à faire reconnaître et apprécier l’existence « au quotidien », dans ses ouvrages Nous avons mangé la forêt de la pierre-génie Gôo. Chronique de Sar Luk, village Mnong Gar. Paris : Mercure de France paru en 1957 et L'exotique est quotidien, Sar Luk, Vietnam central. Paris : Plon, paru en 1965.

23 Le Professeur Lê Bá Tháo fut engagé dans plusieurs projets français de coopération récents sur l’évolution des villages vietnamiens traditionnels et a écrit un livre sur la géographie du Vietnam, traduit en anglais, français et russe. Dans les années 1990, il travailla au nouveau projet régional pour le Vietnam, conseillant le Comité Gouvernemental de Planification. Lê Bá Tháo est décédé en octobre 2000.

24 Nguyen Duc Truyen a participé de 1986 à 1996 au Programme franco-vietnamien Fleuve Rouge, destiné à favoriser dans les villages du Delta, et aussi dans les collines de la moyenne région de Thanh Hoá, le passage d’une économie planifiée à une économie ouverte de marché, et, de 2002 à 2004, au Programme de MALICA, entre le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD, France), l’Institut de sociologie et les instituts de recherche agronome et alimentaire de Hanoi.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dany Bréelle, « Les géographes et la pensée coloniale française : l’Indochine à travers les thèses de Charles Robequain et Pierre Gourou », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 442, mis en ligne le 19 mars 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/22043 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cybergeo.22043

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Auteur

Dany Bréelle

School of Geography, Population and Environmental Management, Flinders University, GPO Box 2100 Adelaide, South Australia 5001, Australiadanielle.breelle@adelaide.on.net

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