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Béatrice COLLIGNON,Les Inuit : ce qu´ils savent du territoire, Paris, L´Harmattan, 1996, 254 pages

Bernard Debarbieux

Texte intégral

1Même si une telle entrée en matière peut sembler un peu désuète, il n´est pas injustifié de signaler en tout premier lieu que cet ouvrage est d´une rare élégance. Le charme tient évidemment au territoire étudié. Comme tant de prédécesseurs prestigieux, de Franz Boas à Jean Malaurie, en passant par Marcel Mauss, Béatrice Collignon a choisi l´Arctique pour conduire ses recherches. Et tous ces travaux doivent peut-être une partie de leur force à la capacité de cet environnement et des sociétés qui l´habitent à exciter l´imagination du lecteur. Mais ici, comme d´ailleurs dans les ouvrages qui ont ouvert la voie, le charme principal réside dans l´écriture. D´abord, le style de Béatrice Collignon est simple et précis ; elle donne à chacune de ses phrases un rôle bien ajusté dans l´ensemble de la démonstration ; dès lors, il est aisé de la suivre de bout en bout. Mais surtout, le raisonnement qu´elle adopte tout au long de son argumentation est d´une grande clarté et d´une logique implacable. Chaque argument, chaque partie surviennent au moment précis où le lecteur en ressent la nécessité. La chose est remarquable ; elle rend la lecture plus qu´agréable, enthousiasmante. Et les chapitres s´enchaînent pour conduire le plus naturellement du monde à un vaste et ambitieux chapitre de synthèse où l´auteur déploie toute sa maîtrise des questions qui l´ont occupée.

2Reprenons le cheminement de son raisonnement. Béatrice Collignon se donne pour objectif d´étudier le "savoir géographique" des Inuinnait, groupe inuit habitant l´Arctique central canadien. En cela, elle se différencie clairement des travaux des chercheurs qui l´ont précédée sur le même terrain ou un terrain similaire. Par "savoir géographique", elle entend "un ensemble de connaissances qui, mobilisées conjointement, fournissent à ceux qui le produisent une interprétation cohérente de l´oecoumène ou d´une partie de celui-ci" (p.9). Elle traite donc à la fois de "géographicité" au sens où l´entendait Eric Dardel, et de "territorialité" au sens où quantité de géographes français l´entendent aujourd´hui. A ce titre, elle s´inscrit dans la lignée des remarquables travaux de géographie culturelle et d´ethnogéographie produits ou suscités par des auteurs comme Joël Bonnemaison ou Paul Claval.

3Mais ce savoir géographique qu´elle cherche à identifier chez les Inuinnait n´existe pas à l´état de discours déjà mis en forme. Il n´est pas formalisé ni codé comme il peut l´être dans nos sociétés occidentales. Béatrice Collignon a décidé donc d´en trouver les caractères par le biais d´une analyse des pratiques du territoire et des formes langagières qui leur sont associées. Cette stratégie de recherche l´a conduite à adopter les méthodes de l´observation participante, chère aux ethnographes. Elle aurait pu dans ce contexte chercher à adopter une posture de recherche privilégiant l´identification des structures, visant à objectiver ce qui ne l´a pas été par les populations étudiées elles-mêmes ; en cela, elle aurait été fidèle à une certaine tradition méthodologique, certes distante mais soucieuse d´objectivité. Mais, elle préfère accorder toute son attention aux interprétations que les Inuinnait donnent eux-mêmes à leur espace et à leur environnement. En cela, elle s´inscrit dans le sillage des principes de l´ethnométhodologie, à laquelle curieusement elle ne fait d´ailleurs jamais référence.

4Pour accéder à une intelligence de la géographie et de la territorialité des Inuinnait, Béatrice Collignon a choisi de privilégier trois types d´informations : d´abord les pratiques du territoire telles qu´elles sont suscitées par les besoins de la chasse et de la pêche ; ensuite les récits tantôt mythiques, tantôt historiques, parfois anecdotiques auxquels les Inuinnait associent chacun des lieux de leur territoire ; enfin et surtout les toponymes. Chacun de ces types d´information a fait l´objet d´un recueil systématique auprès de la population étudiée et pour chacun l´auteur s´est efforcé de comprendre la signification qu´il avait pour les Inuinnait.

5C´est sur la troisième de ces informations, la toponymie, que Béatrice Collignon s´est le plus attardée. Il est donc légitime de développer l´analyse de l´ouvrage sur ce point précis. Bien qu´elle s´appuie assez peu sur la diversité des références théoriques et méthodologiques existant pour cette question, elle formule et discute une série d´hypothèses qui permettent de balayer les différentes manières que l´on a eu d´aborder ce genre de corpus dans les sciences sociales. Rapidement, elle délaisse l´hypothèse très fonctionnaliste selon laquelle les toponymes véhiculeraient surtout une information pratique destinée à faciliter le repérage et le déplacement. Plus tard, après s´y être essayée, elle conteste la pertinence d´une classification des toponymes reposant sur l´identification objective des caractères et des formes auxquels ils renvoient ; elle délaisse alors l´idée de retenir une classe de toponymes se référant au milieu naturel sous prétexte que ce ne sont jamais les caractères naturels qui sont désignés pour eux-mêmes mais toujours leur signification sociale et écologique, notamment en matière de ressource cynégétique. En cela, Béatrice Collignon refuse implicitement de s´inscrire dans la continuité des travaux toponymiques de la géographie vidalienne et de la dialectologie. Elle préfère insister sur la capacité de cette information ancrée dans les lieux à assurer "la pérennité d´une perception spécifique de l´espace", parce que les toponymes "sont comme un commentaire sur le territoire habité" (p116). Enfin, une fois encore sans faire référence aux orientations de recherche de la linguistique et de la sociologie du langage qui pourtant pouvaient conforter son approche, elle privilégie une interprétation pragmatique des toponymes: elle souligne à quel point c´est l´usage combiné des noms et des lieux dans des contextes bien particuliers qui détermine le sens de chacun des toponymes. Cette dernière option problématique lui permet de reconnaître toute son importance "à la façon dont les Inuinnait eux-mêmes conçoivent le toponyme" (p133) et aux multiples formes de réinterprétation, à la pluralité des "couches de sens" (p143) des toponymes adoptés et échangés dans la communication : elle procède donc à un retour sur une approche "compréhensive" du territoire et de la territorialité.

6Le déroulement de l´argumentation débouche sur un 5e chapitre qui se veut un aboutissement du raisonnement déployé tout au long de l´ouvrage. Béatrice Collignon reprend les éléments des chapitres précédents et les rassemble dans la présentation de ce qu´elle appelle la "structure d´organisation des connaissances" du savoir géographique des Inuinnait. Elle montre comment les différentes connaissances distinguées tout au long de l´ouvrage sont articulées entre elles ; elle montre aussi que des éléments récurrents donnent à penser que l´ensemble présente des caractères "structuraux" ; mais, elle insiste aussi sur le caractère éphémère de chacun des agencements de connaissances, comme si ces derniers ne pouvaient surgir que d´un contexte particulier, jamais fixé, toujours contingent. Les caractères "structuraux" de ces constructions tels qu´ils sont dégagés par l´auteur sont les suivants : d´abord, le territoire est conçu comme un ensemble de relations : relations entre des lieux, mis en relation par des itinéraires, relations entre des formes naturelles et des usages sociaux ; les lieux, les sites naturels, les camps mêmes ne sont jamais identifiés pour eux-mêmes, indépendamment des relations matérielles ou imaginaires qui conditionnent les pratiques du territoire. On retrouve là, appliquée à un tout autre contexte, une des conclusions auxquelles était parvenu Joël Bonnemaison à Vanuatu. Ensuite, les éléments de l´espace sont appréciés de façon relative ; rien n´est jamais fixé, ni le temps qu´il fait et fera, ni les itinéraires des caribous, ni la durée d´un voyage. La toponymie elle-même souligne cette relativité, puisqu´un lieu n´est souvent désigné qu´en référence à un observateur, même imaginaire, et donc à un point d´observation. Enfin, l´espace est dit subjectif (p77 et suiv.) : Béatrice Collignon veut dire par-là qu´à défaut de discours pré-structuré, la mise en ordre des connaissances géographiques, de nature relationnelle et relative, est le fait de chacun des membres du groupe en fonction de contextes variables. On comprend pourquoi elle emploie le terme "subjectif", en opposition à l´objectif qui dans le mode de pensée occidental guiderait une certaine approche des formes naturelles et construites. Mais, il n´est pas nécessairement le plus approprié puisque à un autre moment de l´ouvrage, elle montre bien que la notion de "sujet", telle qu´on l´entend habituellement en Occident, compte peu dans la construction des relations sociales dans le groupe Inuit. Peut-être eût-il mieux valu parler de mise en ordre certes non-objective, mais plutôt conventionnelle et contextuelle des connaissances géographiques. Ces trois caractères récurrents de l´organisation des connaissances géographiques, "relationnalité", relativité et subjectivité, Béatrice Collignon les retrouve dans la langue inuit et dans "l´organisme social". Ce qui accrédite encore l´idée selon laquelle il s´agirait de caractères structuraux du "système cognitif inuinnait" (p.178).

7Un dernier chapitre permet de répondre à une question qui vient naturellement à l´esprit du lecteur : qu´est devenu ce territoire ? Que sont devenues ces territorialités à la fin d´un siècle qui a vu s´interpénétrer culture inuit et culture anglo-canadienne, qui a suscité l´irruption de la moto-neige au détriment de l´attelage de chiens, l´emploi salarié et le mode de vie sédentaire au détriment du mode de vie traditionnel, la scolarisation au détriment de l´échange entre générations ? La réponse que donne l´auteur évite l´écueil de la nostalgie, sans négliger les difficultés auxquelles sont confrontés les Inuinnait. Elle suggère que le territoire et les territorialités s´adaptent en combinant références au mode de vie ancien et références à la modernité. Elle suggère aussi que les chercheurs de sciences sociales puissent jouer un rôle actif dans cette mutation qui s´opère souvent difficilement. Mais on regrette que Béatrice Collignon néglige une opportunité intéressante : celle de suivre cette rupture majeure dans le rapport au territoire des Inuinnait à l´aide de la grille de lecture qu´elle s´était forgée au fil des chapitres précédents ; celle d´analyser avec autant de détails que pour le stade précédent les pratiques spatiales, la toponymie et les récits en étudiant de près les formes de continuité et d´évolution du rapport du groupe à son territoire. L´intention y est ; des éléments apparaissent ici ou là ; mais le travail de collecte et d´analyse des informations sur cette période charnière semble avoir été moins lourd et moins systématique que pour les périodes et les modes de vie antérieurs. Mais sans doute cela aurait-il dangereusement accru la quantité et la durée du travail de recherche.

8Eléments de discussion

9L´analyse de la "géographie des Inuinnait" à laquelle procède Béatrice Collignon est donc méthodique, limpide et logique. Elle parvient à combiner avec une rare efficacité une approche qui se veut objective des faits, ce qui la conduit à identifier notamment des récurrences structurales, et une connaissance sensible et compréhensive de la territorialité des habitants. Mieux, elle insiste tout particulièrement sur le fait que c´est cette territorialité qui rend possible l´expression d´une culture géographique du groupe. En cela, elle montre qu´elle échappe à un des écueils théoriques de la géographie classique française et de celle de l´Ecole de Berkeley : celui de réifier la culture, de lui conférer un rôle actif dans le façonnement des espaces géographiques, indépendamment de toute compréhension des mécanismes par lesquels faits de culture et action humaine sont reliés. La culture inuit à laquelle fait souvent référence Béatrice Collignon n´est pas cet objet constitué par l´analyse scientifique, ni la "culture superorganique" qu´un Carl Sauer avait emprunté aux anthropologues américains de son temps. Elle est le sens constamment renouvelé et adapté aux contingences que chacun des Inuinnait donne à son environnement et à sa propre inscription dans cet environnement. Mais en suggérant cette interprétation individualiste, confirmée par l´importance conférée à ce qu´elle appelle la subjectivité, Béatrice Collignon donne simultanément l´impression de délaisser les processus sociaux à l´œuvre dans la vie quotidienne et dans les transformations du territoire. Quelques allusions ici et là se contentent de rappeler que le groupe local peut être différencié selon des catégories bien familières à la sociologie fonctionnaliste : les hommes et les femmes, les plus jeunes et les plus vieux. Mais l´analyse ne va jamais au-delà. On peut comprendre qu´il s´agisse d´une orientation délibérée de la problématique et d´une restriction raisonnable du champ de la recherche ; toutefois, on peut regretter qu´elle ne soit jamais justifiée par un argumentaire théorique ; et surtout, on peut s´étonner que l´auteur donne à penser qu´une telle approche, plus sensible aux effets d´agrégation et de différenciation sociale au sein du groupe, soit moins géographique que celle qu´elle a retenue, au bénéfice d´une conception individualiste et donc relativement indifférenciée du groupe (p.145).

10Un second point de discussion est suscité par la tentation récurrente tout au long de cet ouvrage de comparer la géographie des Inuinnait et celle des Occidentaux en général ou celle des Canadiens anglophones en particulier. Ce ne sont pas les légitimes interrogations que l´on peut formuler sur la pertinence du comparatisme qui suscitent cette remarque ; il s´agit plutôt du risque de caricature que contiennent de telles allusions à un modèle occidental forcément très schématisé pour la cause. Ainsi, les trois faits de structure tels qu´ils sont identifiés et définis par l´auteur - "relationnalité", relativité et subjectivité - ne sont assurément pas étrangers à la territorialité occidentale. Il suffit de se reporter à quantité d´ouvrages et d´articles écrits ces dernières années en France et en Amérique du nord, et ayant porté sur l´analyse du langage, du territoire ou bien des deux. Une des toutes dernières publications ayant abordé cette question, "L´espace fragmenté" de Bernard Poche (L´Harmattan, 1996) illustre remarquablement ce point. L´idée que l´Occident pense "objectivement", sur des objets clairement identifiés et isolés par une analyse cartésienne, indépendamment des lieux de l´observation et des représentations de l´observateur est une idée de la science occidentale bien plus que le produit d´une observation minutieuse des pratiques individuelles. Plus spécifiquement, l´idée que les Inuinnait fusionnent dans une même représentation des lieux, la position et la situation, les caractères du site et les événements de nature historiques ou mythiques (p.65 et p.89) ne leur est pas spécifique, au moins pour ses grandes lignes. Elle rappelle étonnamment ce que Ernst Cassierer avait appelé la "conception mythique de l´espace" qui, pour le philosophe, n´était en rien un attribut des seules sociétés traditionnelles. Cette réserve n´invalide évidemment pas la démonstration de l´auteur ; elle ne fait que pointer des rapidités ou des facilités de langage dont on se dispense difficilement et qui inévitablement tendent à outrer les différences. Mais surtout, elle permet de rappeler qu´une confrontation des observations réalisées dans des contextes variés, y compris en Occident, permettrait d´alimenter des travaux plus synthétiques à l´image de cette remarquable "Anthropologie de l´espace" que nous avaient offerte Françoise Paul-Levy et Marion Segaud il y a plus de dix ans de cela.

11Un troisième point est suggéré par le chapitre consacré aux "connaissances géographiques : pratiques et récits". Pour la première fois y est abordée la question de la pluralité des échelles de la territorialité ; l´auteur reviendra plus loin sur cette question essentielle des problématiques géographiques. A ce stade du texte, il s´agit d´analyser différents récits de la tradition orale ; l´auteur explique que la logique selon laquelle les Inuinnait avaient recours à tel ou tel type de récit dans telle ou telle circonstance restait énigmatique. Béatrice Collignon suggère de se servir d´une typologie de type structural faisant intervenir trois échelles :

  • une échelle générale, dite aussi "nationale", correspondant aux récits "des mythes et de certaines légendes, qui proposent une explication de l´Univers et de la vie humaine partagée par l´ensemble des Eskimo" (p.84) ;

  • une échelle "régionale " pour "les récits légendaires et historiques dont le contenu géographique reflète la lecture du territoire propre au groupe qui les produit" (p.84) ;

  • une échelle locale enfin propre aux "anecdotes qui dressent la carte de l´espace fréquenté par chaque sous-groupe, voire par chaque famille, de l´espace vécu en somme" (p.84). Cette démarche et la typologie sur laquelle elle s´appuie posent plusieurs problèmes :

12a) D´abord elle se réfère à des catégories d´échelle dont on est surpris de voir l´utilisation ici. Que signifie le qualificatif de "national" dans ce contexte s´il ne renvoie pas à ce qui en fait la base sémantique en Occident - la "nation" comme concept - c´est-à-dire un sentiment commun d´appartenance et une volonté commune de se différencier des autres nations ? Ce sentiment existe peut-être chez les Inuits, surtout chez les plus occidentalisés d´entre eux ; mais il ne justifie pas les récits mythiques de fondation du monde dont il est question ; ceux-ci ont vocation à être universels et non nationaux. Une critique similaire pourrait sans doute être faite pour le qualificatif "régional".

13b) Cette remarque terminologique déguise un problème plus général à cette partie ; le recours à ce vocabulaire discutable en serait le signe ; on ne comprend pas bien pourquoi dans cette partie-ci de son ouvrage, Béatrice Collignon rompt avec un parti pris méthodologique dont nous soulignions plus haut la pertinence : celui de faire primer le sens que les Inuits donnent à leurs propres pratiques et à leurs récits. Si l´on reste fidèle à cette posture, une distinction d´échelle n´est pertinente que si elle fait sens pour les Inuit eux-mêmes. Or les éléments rassemblés par l´auteur ne nous permettent pas de savoir ce qu´il en est. Ou plus exactement, elle donne à penser que le sens des récits ne diffère pas selon l´échelle objectivement identifiée dans laquelle ils s´inscrivent. En effet, au moment d´introduire les récits "anecdotiques" de l´échelle "locale", elle écrit que ces derniers "remplissent les mêmes fonctions que les autres, mais à une échelle inférieure" (p.95). Pourtant, même pour des sociétés où la distinction entre le mythique, le légendaire et la vérité historique est faible, on a peine à croire que les récits qui font référence à des événements vécus par les habitants aient la même portée et une signification comparable à ceux qui parlent d´un territoire mythique, situé hors du temps et des contingences du quotidien. D´ailleurs, Béatrice Collignon semble le croire aussi puisque à plusieurs reprises, elle laisse entendre que seuls ces récits à valeur locale participent de "l´espace vécu" ; ce qui au demeurant réduit la notion d´espace vécu à ses aspects les plus triviaux. Il y a là quelques imprécisions voire quelques contradictions apparentes qu´il conviendrait de lever.

14Un problème similaire se pose à la fin de ce même troisième chapitre ; dans un "essai de reconstruction" de la perception du territoire (pourquoi d´ailleurs s´en tenir à un terme - perception - et donc à un processus psychophysiologique dont la pertinence dans la démarche géographique a été judicieusement critiquée ?), Béatrice Collignon propose de faire entrer ses observations dans une combinaison de formes élémentaires, points-lignes-surfaces, plébiscitée par la géographie française contemporaine. Bien qu´elle soit victime des effets de mode, cette combinaison est pertinente et méritait d´être appliquée ici. Mais pourquoi l´avoir restreinte à nouveau à des faits de structure, pour partie étrangers aux représentations et aux significations véhiculées par les récits recueillis ? Pourquoi des remarques fort intéressantes sur les discontinuités vécues avec le monde des Amérindiens (p.92) ou tracées de façon symbolique (p.90) ont-elles disparu de cette modélisation ? Dans ces conditions, l´exercice trop peu à même de prendre en compte ce qui fait la force de l´ensemble de l´ouvrage, le primat donné au regard des Inuits sur leur territoire, perd de son intérêt. Enfin, puisqu´il a été dit plus haut que l´auteur avait su satisfaire par avance les attentes que la lecture des chapitres successifs suscitait chez le lecteur, il est bien normal de préciser que ce ne fut pas le cas sur quelques points de détail. J´en retiens deux: - A plusieurs reprises, Béatrice Collignon explique qu´elle a eu recours à la grande et à la moyenne échelle pour suivre les déplacements de ses interlocuteurs et localiser la toponymie. En retour, le recueil de cette toponymie devait contribuer à une amélioration de la nomenclature officiellement adoptée sur les cartes canadiennes pour cette région du pays. Mais, sauf en de très rares et brefs moments (p.63, p.70), ce recours à la cartographie n´est pas problématisé. On ne sait pas, et l´auteur ne nous donne pas les moyens de savoir, comment cette représentation du territoire est appréhendée par les Inuinnait, ni surtout quel type de médiation elle introduit entre les Inuinnait, leur territoire et les Occidentaux, chercheurs et cartographes. Sur cette question, l´attente du lecteur reste sans réponse. - Autre exemple, Béatrice Collignon fait une brève allusion à "l´humour des Inuit, qui aiment à se moquer de leurs interlocuteurs et sont particulièrement doués pour raconter des énormités sans éveiller le moindre soupçon" (p.71). Puis elle passe à autre chose. Or, outre le fait qu´il soit particulièrement frustrant pour un lecteur d´être privé des caractères humoristiques d´une situation de recherche qui ne sont pas si fréquemment narrés par les chercheurs eux-mêmes, je suis convaincu que l´analyse aurait gagné à recenser de telles situations pour permettre de comprendre en quoi ce qui est "énorme" pour l´Inuit est scientifiquement acceptable pour le chercheur. Dans ce genre de situations, sont-ce à nouveau ces mêmes traits spécifiques de la relation au territoire des Inuinnait qui sont en jeu ? Ou sont-ce plus banalement, des jeux de mots et des artifices de langage ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bernard Debarbieux, « Béatrice COLLIGNON,Les Inuit : ce qu´ils savent du territoire, Paris, L´Harmattan, 1996, 254 pages », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Politique, Culture, Représentations, document 53, mis en ligne le 07 avril 1998, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/989 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cybergeo.989

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Auteur

Bernard Debarbieux

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